Farid Aractingi : « la gouvernance est un cadeau ! »


Farid Aractingi : « la gouvernance est un cadeau ! »
Farid Aractingi était de passage à Beyrouth pour exposer « La gouvernance, victime de la régulation ou condition de la performance durable?». Econews en a profité pour l’interroger, en marge de la conférence qu’il a donnée à l’ESA le 28 novembre dernier. Le directeur audit, maîtrise des risques et organisation de Renault et président de Renault-Nissan Consulting s’est déclaré très heureux de l’invitation de la Chambre de commerce franco-libanaise et de son président Gaby Tamer, lui permettant ainsi de partager avec les dirigeants libanais les nombreux bienfaits de la gouvernance. «Considérons la gouvernance d’abord comme un formidable outil d’équilibre entre conformité et efficacité, surtout en ces temps devenus très compliqués, voire dangereux pour les entreprises», est un des messages clé du président de la Confédération euro- péenne des instituts d’audit interne (ECIIA).

Comment êtes-vous devenu familier avec la notion de gouvernance ?
La gouvernance est sur toutes les lèvres depuis les années 2000, suite aux scandales nanciers qui ont touché les États-Unis avec les affaires Enron, WorldCom et Arthur Andersen. Je l’ai moi-même découverte en 2003, durant une formation de six semaines à Wharton. C’était le début de la «Corporate governance» et, aux États-Unis, on ne jurait plus que par cette nouvelle notion, considérée comme la panacée à toutes les dérives. J’ai vite compris que la gouvernance serait un outil essentiel. Or ces scandales avaient entraîné une réaction brutale du législateur américain : la loi dite «Sarbanes-Oxley» était tellement lourde et angoissante pour les entreprises que pour s’y conformer celles-ci ont lancé des programmes SOx destinés à «cocher les cases» davantage qu’à réduire leurs risques. Cela a débouché sur une «SOxo-phobie» générale, qui a même conduit certaines entreprises à déserter le Dow-Jones pour échapper à cette législation lourde. Mais le deuxième inconvénient est que la lecture littérale sinon fondamentaliste de Sarbanes-Oxley a entraîné la peur du gendarme plutôt qu’une adhésion forte, et l’histoire s’est répétée en 2007, avec la pire crise financière puis économique des temps modernes, venue d’abord des États-Unis, pourtant auteurs d’une loi à priori vertueuse, avant de déferler sur le monde entier. Cette brève analyse historique est nécessaire pour comprendre la réaction des dirigeants, des comités d’audit et des directions financières, qui jettent tous le bébé avec l’eau du bain, en oscillant entre l’aversion et la crainte, entre les minimalistes du «on fait le minimum obligatoire» et les ayatollahs du «je lave plus blanc que blanc».
La vraie question consiste donc à savoir comment utiliser les notions intrinsèquement vertueuses qui ont été dénies pendant la décennie des années 2000, en les débarrassant de leur gangue bureaucratique. Sauvons la gouvernance de son image de «machin» inutile et revenons à son essence : c’est un outil formidable. Car les entreprises, entre temps, n’ont pas fini de souffrir.
Depuis les scandales nanciers et les dérèglements qui s’en suivirent, peut-on alors considérer que les entreprises doivent désormais se transformer ou mourir ?
Nous sommes effectivement entrés dans deux évolutions parallèles qui créent un effet de ciseau très dangereux : une transformation considérable de l’écosystème de nos entreprises, et un cycle permanent de crises. La montée en puissance paradoxale du premium et du low-cost, qui laminent les produits et services de milieu de gamme, l’impact des réseaux sociaux, les nouvelles technologies, la désintermédiation, et l’irruption de nouveaux entrants qui souvent édictent de nouvelles règles. Tous ces facteurs changent l’environnement concurrentiel des entreprises, avec une dimension complexicatrice de vitesse et d’agilité. Les crises, quasiment permanentes, sont dues aux déséquilibres démographiques, à la mondialisation, aux délocalisations, aux cyber-attaques, et bien sûr aux excès de la financiarisation. Tout cela rend la conduite des entreprises beaucoup plus difficile que jadis, comme d’ailleurs, de façon similaire, il est devenu beaucoup plus difficile de piloter les pays où les peuples renversent leurs gouvernants au fur et à mesure des élections. C’est donc un univers économique dangereux, très dangereux. Cela ne signifie pas la mort du leadership au profil  des gestionnaires. Mais cela signifie que les nouveaux leaders charismatiques doivent être connectés à des intrants différents et souvent contradictoires. La décision ne se fait plus entre soi et soi : elle se fait après l’analyse de tous les facteurs. Consulter ne signifie pas perdre de son charisme ou de ses compétences: elle signifie acquérir une com- préhension plus globale. Pour survivre, il faut se transformer, et se transformer vite. Les cabinets de conseil susurrent désormais dans l’oreille des dirigeants, dans leur inimitable sabir globish : « Fail, but fail fast », dans une logique dite de « Test and learn ».

Leur transformation est-elle facilitée par l’arsenal juridique des régulateurs ?
En fait, les crises économiques et politiques depuis vingt ans ont entraîné une hyper réaction de la part des législateurs et régulateurs, dont les excès peuvent aboutir aux effets contraires. Le dernier exemple est la GDPR, sur la protection des données
personnelles, avec des impacts très lourds pour toutes les entreprises opérant en Europe, et c’est la même chose aux USA ou au Japon. Alors, dans cet univers compliqué, je plaide plus que jamais pour l’équilibre comme meilleur moyen d’agir. Équilibre entre les
besoins de conformité et d’efficacité. Équilibre entre le conseil d’administration et la direction générale. Équilibre entre l’esprit et la lettre. Équilibre entre la prise de risque et le devoir de précaution. La réponse est la bonne gouvernance, pour optimiser la prise de dé- cision. La gouvernance, c’est un outil formidable.
Que dites-vous aux entreprises en- core réfractaires à la gouvernance pour les convaincre ?

Je leur rappellerai d’abord les pro- pos tenus par Carlos Ghosn qui a assuré le 2 octobre dernier que «la gouvernance est un outil de la performance durable». C’est la première fois qu’il s’exprimait en public sur la gouvernance, et il a choisi le Liban et l’ESA pour le faire. Peut-on ne pas reconnaître que c’est un leader d’envergure mondiale ? Ensuite, derrière son coté obligatoire éventuellement répulsif, la gouvernance est un véritable outil de décision. Elle permet un débat contradictoire et pluridisciplinaire, une exploration transparente et formelle du champ des possibles, avant la prise de décision. Une déci- sion qui s’impose alors naturellement. Ce débat n’est donc pas une perte de temps, mais la condition de la bonne exécution pour des sociétés pressées par le temps. Car si vous êtes pressé, prenez votre temps. In ne, la bonne gouvernance, c’est l’équilibre entre la conformité et l’efficacité. Ce n’est pas une conformité tatillonne ni une mentalité de desperado qui tire plus vite que son ombre, c’est la somme des deux.dénira son pacte d’actionnaires, les orientations stratégiques et la valorisation de l’entreprise. L’exemple de la famille Mulliez est édi ant : ils sont plus de 700 co-actionnaires (et héritiers) et ont fait croître leur entreprise à un chiffre d’affaires de 80 milliards de dollars en moins de cent ans. Aux patrons qui ont la nostalgie du droit di- vin, je dirai donc : Ne craignez pas la bonne gouvernance. Car c’est un cadeau. Ses principes permettent d’optimiser la décision en vue de la performance durable. En optimisant aussi l’exécution. D’expérience, je peux af- rmer que cet outil est extrêmement ef cace. Je le teste quotidiennement dans mon travail, comme dirigeant et comme administrateur. De plus, ces principes sont très utiles pour nos équipes au quotidien, car ils donnent la parole aux gens qui osent s’expri- mer, et cela nous permet de les écou- ter en toute transparence. Car après tout, ne sommes-nous pas rémunérés dans l’entreprise pour dire la vérité, et non pour la dissimuler ou la conser- ver jalousement ? Avec les outils de la gouvernance, les entreprises peuvent désormais y accéder, et c’est nale- ment un véritable cadeau.
Vous estimez donc possible que le secteur privé libanais s’empare de la gouvernance ?
Les entreprises libanaises ont survé- cu à la guerre et aux premières an- nées de la mondialisation : elles sur- monteront peu à peu leurs réticences et comprendront les bienfaits de la bonne gouvernance. À ce moment-là, et comme toujours au Liban, elles donneront l’exemple et le tempo au secteur public. Car s’il y a un endroit au Liban où nous avons besoin de bonne gouvernance, c’est au niveau politique et dans l’administration pu- blique. Je pense que le secteur privé libanais, en adoptant les principes de la bonne gouvernance au service de la performance durable, aura une in- uence formidable sur l’évolution de notre société.
Nous savons qu’habituellement tout ce qui est obligatoire déplaît. Comment encourager les entreprises familiales, qui représentent plus de 90% du tissu entrepreneurial libanais ?
Le principal enjeu des entreprises fa- miliales est de conjuguer le besoin de croissance et la succession vers les générations nouvelles. Trop souvent, elles se transmettent en se scindant entre les héritiers ou bien en rachetant la part des lles. Tout cela rend impossible la croissance durable, outre que le machisme est devenu insupportable. La bonne gouvernance comportera donc un bon dispositif équilibré, avec un conseil d’administration et une direction générale, tous deux professionnalisés. Pas des mercenaires, mais des acteurs performants et mesurés. Dans le conseil, il faut aussi équilibrer les représentants des actionnaires et les administrateurs indépendants pour apaiser le débat. C’est le conseil qui choisit les dirigeants, en équilibrant les capacités de transformation et de gestion, le système de va- leurs et l’affectio societatis. C’est aussi au conseil, ou en amont, que la famille définira son pacte d’actionnaires, les orientations stratégiques et la valorisation de l’entreprise. L’exemple de la famille Mulliez est édifiant : ils sont plus de 700 co-actionnaires (et héritiers) et ont fait croître leur entreprise à un chiffre d’affaires de 80 milliards de dollars en moins de cent ans. Aux patrons qui ont la nostalgie du droit di- vin, je dirai donc : Ne craignez pas la bonne gouvernance. Car c’est un cadeau. Ses principes permettent d’optimiser la décision en vue de la performance durable. En optimisant aussi l’exécution. D’expérience, je peux affirmer que cet outil est extrêmement efficace. Je le teste quotidiennement dans mon travail, comme dirigeant et comme administrateur. De plus, ces principes sont très utiles pour nos équipes au quotidien, car ils donnent la parole aux gens qui osent s’exprimer, et cela nous permet de les écouter en toute transparence. Car après tout, ne sommes-nous pas rémunérés dans l’entreprise pour dire la vérité, et non pour la dissimuler ou la conserver jalousement ? Avec les outils de la gouvernance, les entreprises peuvent désormais y accéder, et c’est finalement un véritable cadeau.

Vous estimez donc possible que le secteur privé libanais s’empare de la gouvernance ?
Les entreprises libanaises ont survécu à la guerre et aux premières années de la mondialisation : elles surmonteront peu à peu leurs réticences et comprendront les bienfaits de la bonne gouvernance. À ce moment-là, et comme toujours au Liban, elles donneront l’exemple et le tempo au secteur public. Car s’il y a un endroit au Liban où nous avons besoin de bonne gouvernance, c’est au niveau politique et dans l’administration pu- blique. Je pense que le secteur privé libanais, en adoptant les principes de la bonne gouvernance au service de la performance durable, aura une influence formidable sur l’évolution de notre société.